Récemment, j’ai eu l’occasion d’observer l’organisation de discussions-débats entre étudiant-e-s lors de deux séminaires animés par des assistant-e-s. Les disciplines importent peu ici mais disons que ça concernait des sciences humaines et sociales. Le principe général des séminaires, en tout cas ici dans plusieurs facultés de l’UNIL, est le suivant:
- Les séminaires sont en général organisés sur un semestre, parfois sur toute une année, à raison de 2 x 45′ par semaine. Ils sont normalement liés à un cours. Dans un certain sens, ils correspondent aux travaux pratiques que l’on rencontre dans d’autres facultés. Beaucoup de ces séminaires sont animés par des assistant-e-s – doctorant-e-s, parfois avec le/la professeur-e responsable.
- Plusieurs séances sont consacrées en général à des notions théoriques qui sont abordées sous la forme d’exposés, illustrés d’exemples, et un temps est laissé pour les questions des étudiant-e-s et des discussions. Certain-e-s assistant-e-s demandent parfois aux étudiant-e-s de lire certains contenus avant les séances. Celles-ci portent alors sur des exemples, des exercices pratiques et des discussions.
- Les étudiant-e-s doivent ensuite réaliser un travail, seul-e ou en petit groupe, dont ils/elles choisissent le thème librement ou éventuellement parmi une liste de thématiques prédéfinies.
- Assez souvent, les étudiant-e-s sont amenés à rendre une ou deux version intermédiaire de leur travail aux assistant-e-s qui leur donnent un feedback, soit lors d’un entretien individuel, soit parfois lors d’une pré-présentation informelle aux autres étudiant-e-s qui leur donnent alors aussi un feedback.
- Les étudiant-e-s, seul-e ou en groupe, présentent oralement leur travail à l’ensemble de la classe. Cette présentation peut durer entre 20 et 45 minutes et être suivie de questions et discussions qui peuvent durer aussi de 20 à 45 minutes. Lors des discussions, les autres étudiant-e-s doivent poser des questions, faire des remarques, engager un débat. Certain-e-s assistant-e-s organisent beaucoup les choses, par exemple en attribuant la lecture des travaux à d’autres étudiant-e-s préalablement à la présentation, en fournissant aux étudiant-e-s des listes de critères d’évaluation pour guider les discussions sur des questions communes ou en animant une discussion à propos des thématiques présentées dans l’exposé.
Dans les deux observations que j’ai pu réaliser récemment, une même question s’est posée au moment du débat après les exposés. Les étudiantes qui avaient présenté recevaient des commentaires (davantage que des questions d’éclaircissement) de la part des autres étudiant-e-s. Elles cherchaient alors à se justifier, à expliquer pourquoi elles avaient fait leur travail de telle ou telle manière, à argumenter contre les commentaires reçus, etc. Leurs justifications ont eu tendance à mettre un peu mal à l’aise tout le monde: les étudiantes elles-mêmes qui ne voulaient pas « perdre la face » devant les autres étudiant-e-s, les assistant-e-s qui ne savaient pas trop comment intervenir pour calmer ou encourager les questions et les autres étudiant-e-s qui ne voulaient pas non plus « aller trop loin » et risquer de mettre dans l’embarras leurs collègues. Au bout du compte, il était aussi difficile de savoir ce que les un-e-s et les autres ont retenu du débat: les présentatrices sont peut-être frustrées de ne pas avoir été bien comprises, les autres étudiant-e-s peuvent se sentir désolé-e-s vis-à-vis de leurs collègues et les assistant-e-s se demandent un peu s’ils/elles n’auraient pas pu mieux intervenir.
Le problème de la « justification », appelons-le comme ça, est assez classique et est traité dans l’abondante littérature qui existe à propos des débats constructifs en classe. Je ne citerai ici qu’un seul article, très récent, qui fait une synthèse générale des travaux sur le sujet, c’est celui de Johnson & Johnson (2009) Energizing learning: the instructional power of conflict.
Entendons-nous bien: normalement, l’objectif d’un débat est constructif. Il s’agit dans un séminaire que des questions soient posées sur le fond des problématiques traitées dans les travaux et que la discussion amène les participant-e-s à s’interroger à leur propos tout en argumentant leur point de vue personnel. On espère alors que la discussion permettra aux étudiant-e-s de confronter leurs points de vue, de retenir éventuellement les arguments des autres et d’intégrer de nouvelles informations dans leur système de connaissances. C’est le principe du conflit sociocognitif (ou de la constructive controversy) qui est connu des psychologues sociaux et des pédagogues depuis très longtemps.
Le défi principal du débat constructif (ou peu importe comment on l’appelle) est que, pour être formatif, la discussion par les participant-e-s de leurs arguments opposés doit se régler non pas seulement au niveau social, mais aussi et surtout, au niveau cognitif. Par exemple, un débat reste uniquement social si les participant-e-s visent essentiellement à préserver leurs relations: c’est le « oui, oui, tu as raison ». Dans un pareil cas, personne n’apprend rien, chacun-e campe sur ses positions, il n’y a pas vraiment d’échange, juste une opposition, et certain-e-s se sentiront vainqueur et les autres perdant-e-s. Par contre, si le débat se joue au niveau cognitif, donc au niveau des arguments et du fond des idées des participant-e-s, il y a une chance pour que ceux-ci/celles-ci puissent être « décentré-e-s » par rapport à leur position initiale et acceptent les informations ou arguments apportés par les autres. Il y a alors un apprentissage, un changement dans la façon de considérer le point du débat.
Mais concrètement comment faire dans un séminaire? Je pense qu’il faut empêcher la justification. Même si son but n’est pas le même, une technique d’animation comme le codéveloppement professionnel peut être très riche en enseignement à ce propos. Dans cette technique, la personne qui a fait sa présentation n’a tout simplement pas le droit de se justifier, juste de répondre à des questions d’éclaircissement. Ce n’est qu’à la fin de la discussion qu’elle a de nouveau droit à la parole pour dire ce qu’elle retient des arguments des autres participant-e-s.
Voici par ailleurs, quelques points que je retiens de l’article de Johnson et Johnson (2009):
- les étudiant-e-s qui assistent à la présentation devraient être amené-e-s, avant de donner leurs commentaires, à résumer en quelques phrases ce qui a été exposé par l’étudiant-e qui a fait une présentation. Ceci leur permet de s’approprier les arguments exposés dans la présentation, même s’ils/elles ne sont pas d’accord.
- après que les commentaires aient été exposés, la personne qui les a reçus devrait être amenée à en faire une synthèse de quelques phrases et dire ce qui lui paraît important de retenir pour son travail.
- les commentaires faits à propos de la présentation pourraient même être écrits et remis à la personne qui a présenté. Ils peuvent alors être utilisés comme feedbacks constructifs pour améliorer le travail écrit par exemple. Les commentaires écrits permettent aussi à tou-te-s les étudiant-e-s de participer activement, même s’ils/elles n’interviennent pas dans la discussion.
- quand elle écoute les commentaires des autres, la personne qui a présenté ne devrait pouvoir intervenir que pour poser des questions d’éclaircissement et pas pour se justifier ou expliquer pourquoi elle a procédé de telle ou telle façon. Ceci peut éviter les débats stériles et amener les personnes à bien écouter les arguments des autres.
- le rôle de l’animateur-trice, lors de la discussion, est surtout de s’assurer que chacun-e écoute les arguments des autres et les comprenne bien.
- il peut être bon de rappeler, au début de la discussion, quelques règles sociales qui permettront au débat de rester serein et focalisé sur le fond et les arguments: écouter, critiquer les idées des autres pas les personnes, le but n’est pas de « remporter » le débat mais d’apprendre des autres, encourager chacun-e à participer, ne pas hésiter à demander de reformuler des idées si elles ne sont pas comprises correctement, faire l’effort de changer sa position dans le débat si les arguments des autres sont convaincants, agir et parler aux autres tel que l’on aimerait qu’ils/elles nous parlent, etc.
- du point de vue de l’évaluation de la participation des étudiant-e-s, l’animateur-trice devrait essayer d’observer la construction des arguments, l’écoute, les changements de conception, les reformulations, etc. plutôt que simplement l’implication active dans la discussion. Cette implication active peut aussi être vérifiée en demandant aux étudiant-e-s d’écrire leur feedback.
Pour finir, voici comment Johnson et Johnson (2009, p. 43) présentent ce qui est probablement la compétence la plus difficile à maîtriser lors d’un débat constructif avec des étudiant-e-s:
One of the most important skills of the group is to be able to disagree with each other’s ideas while confirming each other’s personal competence […]. Disagreeing with others and, at the same time, imputing incompetence to them, tends to increase their commitment to their own ideas and their rejection of the opponent’s information and reasoning.
Johnson, D. W., & Johnson, R. T. (2009). Energizing Learning: The Instructional Power of Conflict. Educational Researcher, 38(1), 37-51.
[…] juin 2009 par Amaury Daele Cet article prolonge un autre article publié il y a quelques semaines à propos de l’organisation de débats constructifs avec les […]
Bonjour,
Vous faites une analyse très fine des difficultés à faire coopérer les étudiants autour d’une présentation de l’un d’entre eux, voire d’un groupe. Lorsque j’ai eu l’occasion d’encadrer (en tant que vacataire) des travaux d’étudiants avec présentation face au groupe, j’ai eu le sentiment que l’un des freins à l’expression libre des avis (positifs ou négatifs) des observateurs tient à la place souvent implicite du jugement :
– jugement des étudiants entre eux sur leurs compétences : ils ont une histoire avant et après le cours, et pendant plusieurs années, et cette relation ne doit pas être altérée par une bête intervention pouvant mettre l’autre en difficulté,
– jugement des étudiants entre eux sur leur attitude face à l’enseignant et au cours : il faut aujourd’hui de l’audace pour accepter de paraître plus intelligent, ou plus intéressé, sortir du lot, sauf pour les caractères qui aiment au contraire « en imposer » et se moquent du qu’en dira-t-on
– jugement de l’enseignant lui-même sur ce qui pourrait être dit.
Ceci est moins vrai en formation continue, les personnes ayant une expérience professionnelle savent ce qu’elles veulent apprendre et ont moins de mal à partager leur expérience et leurs interrogations, à interagir, si le cadre et les autres participants sont suffisamment sécurisants.
Cette crainte du regard de l’autre et du jugement me semble largement nourrie par le système scolaire à la française, où il s’agit d’apprendre à être le meilleur et non d’apprendre à construire ensemble. Et ceci nous poursuit sans doute bien au delà de l’école… Je me souviens avoir lu des comparaisons internationales dans lesquelles les pays nordiques encourageaient la coopération dès le primaire, et ne notaient pratiquement pas les élèves individuellement. J’ignore ce qu’il en est en Suisse, entre ces deux extrêmes.
J’entrevois une seconde difficulté dans l’expérience que vous décrivez : les controverses concernent semble-t-il un objet d’étude, ou des travaux basés sur la compréhension et l’exploitation de contenus théoriques. Donc probablement, dans la représentation de certains, une restitution qui peut être plus ou moins pertinente, plus ou moins bonne, l’imaginaire qu’il existerait un exposé académique idéal. Mon hypothèse est que cela induit alors un positionnement binaire des observateurs invités à réagir, que l’exposé soit juste et de qualité ou faux ou bâclé :
– si je suis bienveillant, je ne dis rien, car ajouter d’autres idées reviendrait à faire repérer qu’il n’y ont pas pensé, « donc » leur nuire,
– si je veux me mettre en position supérieure, j’apporte une critique qui n’est pas destinée à les aider vraiment mais à me servir.
Dans les deux cas, je ne contribue par à l’intelligence collective.
Pour être plus constructif, quelles sont les conditions qui permettraient une expression et une confrontation saine et constructive entre étudiants ? Quelque pistes me viennent à l’esprit, tirées de mon expérience d’animateur de groupes de codéveloppement professionnel:
– que le travail en commun soit décorrélé de toute évaluation de la production de quelques membres du groupe, mais que le seul objectif commun soit d’aider ces membres à aller plus loin,
– que les thèmes et cas abordés soient suffisamment transversaux et complexes pour qu’il soit évident aux yeux de tous qu’il n’y a pas des bonnes et des mauvaises réponses, mais que la qualité du résultat dépend de la richesse et de la variété des contributions
Quelques atouts du codéveloppement professionnel, orienté vers l’autonomie et la responsabilisation des participants, nécessitent de créer un cadre spécifique dans le contexte éducatif :
– un travail en petit groupe, sur la durée, avec une garantie de confidentialité totale vis à vis de l’extérieur, pour créer les conditions de la confiance et l’entraide,
– ce qui est abordé est une problématique ou un projet porté par le participant client, combinant souvent des enjeux techniques et relationnels, où le cognitif, l’émotionnel, le subjectif sont reliés et utilisés ; donc en lien avec une action dans le monde réel (par exemple en suivi de stage professionnel, ou en supervision de travail d’équipe) et pas sur une « question de cours »
– l’expertise doit venir de l’expérience du groupe, et y retourner sous forme de plans d’action individuels, les thèmes concernent donc des actions futures des participants et pas seulement l’analyse d’actions ou travaux passés
– l’animateur du groupe n’a pas de statut d’expert sur le contenu technique du thème abordé, ou sait le laisser de côté (et le faire oublier) jusqu’à la phase réflexive finale de chaque session,
En écrivant ceci, je m’aperçois que je me suis peut-être beaucoup éloigné de votre question de départ, car je réalise que le codéveloppement ne peut probablement pas être qualifié de « débat », et encore moins de débat contradictoire, même s’il encourage l’expression et la confrontation. Car dans mon esprit un débat concerne un « objet » neutre, externe, sur lequel chacun exprime ses opinions, théories, alors que la confrontation y ajoute une dimension « meta », impliquant les personnes en tant que sujets, leur opinions et expériences devenant aussi un objet de l’échange, destiné à les transformer.
On en revient à la dualité de tout échange notamment dans le contexte de formation : le contenu apparemment objectif de la discussion peut cacher les enjeux subjectifs de la relation, et c’est le choix du cadre méthodologique et éthique qui permet soit d’ignorer ces derniers, soit de les mettre à l’ouvrage. Et il s’agit bien de formation : rares sont les situations professionnelles où nous n’avons pas également ce choix ; un entraînement à cette qualité relationnelle est donc toujours bénéfique.
Je continuerai de vous lire avec plaisir, merci de partager vos réflexions et expériences.
Merci pour ce long et intéressant commentaire. Je partage tout à fait votre analyse. Plusieurs points que vous abordez sont d’ailleurs bien documentés dans la littérature à propos des conflits cognitifs (cf cette note: https://pedagogieuniversitaire.wordpress.com/2009/06/05/debattre-pour-apprendre/ ).
– C’est vrai que la compétition peut nuire à l’apprentissage des participant-e-s à une discussion. Il vaut mieux essayer de focaliser la discussion sur la maîtrise du sujet plutôt que sur la comparaison des compétences entre les participant-e-s.
– Cependant, même si la compétition peut nuire à l’apprentissage, la littérature montre aussi qu’il vaut mieux un bon débat compétitif ou une grosse dispute que pas de discussion du tout 🙂 Ceci du point de vue strict de l’apprentissage (parce que du point de vue social, ça peut faire des dégâts…).
– Pour les débats avec les adultes en formation continue, je suis d’accord avec vous: ils/elles ont plus de choses à partager. Cependant, le fait que leurs compétences et connaissances sont fortement liées à leur identité (on se définit soi-même beaucoup au travers de nos compétences) peut être à l’origine de fameuses disputes. Il me semble qu’il faut d’autant plus faire attention à ne pas attaquer leurs compétences.
– Je suis absolument d’accord avec vous à propos des représentations que les personnes se font de la situation d’apprentissage dans laquelle elles sont plongées. Selon leurs représentations (qui sont parfois très fortes), elles peuvent se comporter très différemment. L’enjeu pour l’enseignant-e peut être de les décoder pour comprendre par exemple pourquoi certaines personnes participent plus que d’autres ou sont plus agressives que d’autres.
– Enfin, concernant votre expérience du co-développement professionnel, je trouve que ça a tout à fait sa place ici. Pour un-e novice, cette méthode peut paraître extrêmement rigide et trop régulée. Le but pourtant est justement d’éviter le plus possible les confrontations de compétences, les jugements ou la compétition. J’ai vécu une fois cette méthode il y a quelques années et je la trouvais assez efficace (mais il faut un-e animateur-trice au top!).
Par ailleurs, et pour terminer, le débat a aussi sa place en co-développement professionnel. Simplement, plutôt que d’être explicite et exprimé, il est vécu intérieurement par chaque participant-e. Bakhtin parle à ce sujet de « discours interne de persuasion » (internally persuasive discourse) par lequel une personne réfléchit intérieurement à sa façon personnelle de comprendre un débat qu’elle a entendu ou auquel elle a participé par exemple.
Bonne journée!
[…] que pose cette thématique. Quelques exemples: comment différencier son enseignement? ou comment organiser un débat constructif avec ses […]
[…] il se base en partie sur deux articles de ce blog consacrés au conflit sociocognitif: « Organiser un débat constructif avec les étudiant-e-s » (7 mai 2009) et « Débattre pour apprendre » (5 juin 2009). Le […]
[…] Récemment, j'ai eu l'occasion d'observer l'organisation de discussions-débats entre étudiant-e-s lors de deux séminaires animés par des assistant-e-s. Les disciplines importent peu ici mais disons … […]
[…] Amaury Daele, dans l’article "Organiser un débat constructif avec les étudiant.e.s" revient sur les critères de Johnson, D. W., & Johnson, R. T et souligne 2 caractéristiques que l’usage des réseaux sociaux favorise (https://pedagogieuniversitaire.wordpress.com/2009/05/07/organiser-un-debat-constructif-avec-les-etudi…😉 […]
[…] Amaury Daele, dans l’article "Organiser un débat constructif avec les étudiant.e.s" revient sur les critères de Johnson, D. W., & Johnson, R. T et souligne 2 caractéristiques que l’usage des réseaux sociaux favorise (https://pedagogieuniversitaire.wordpress.com/2009/05/07/organiser-un-debat-constructif-avec-les-etudi…😉 […]