Le livre récent de Albero, Linard et Robin (2008) intitulé « Petite fabrique de l’innovation à l’université » est vraiment intéressant à plus d’un titre. En s’attachant à comprendre en profondeur le parcours de quatre enseignant-e-s universitaires en France qui ont mis en place des innovations pédagogiques (et technologiques) dans leurs cours, les auteur-e-s tentent de répondre à plusieurs questions: quelles sont les raisons de l’innovation, quels obstacles ont-ils/elles rencontrés, comment leurs innovations sont-elles sorties de l’ombre et ont eu une répercussion au niveau de leur université, quelles nouvelles conceptions du métier d’enseignant-e universitaire ces innovations impliquent-elles? C’est la première fois que je lis une analyse aussi fine du parcours d’innovateur-trice-s à l’université. D’un point de vue méthodologique, c’est vraiment aussi un travail remarquable de compréhension et de décodage de données qualitatives très riches.
Je prends ici juste une question en particulier, à savoir les raisons qui ont poussé ces quatre enseignant-e-s à réfléchir à leurs façons d’enseigner et à s’interroger sur l’apprentissage de leurs étudiant-e-s. Cette question n’est pas évidente du tout à l’université, comme le rappellent les auteur-e-s de l’ouvrage en citant (p. 166) un texte de Charles Péguy datant d’il y a plus d’un siècle:
Étant donné que tout enseignement tend à communiquer de la connaissance à des élèves, on peut nommer enseignement supérieur celui qui fait passer avant tout la considération de la connaissance et enseignement primaire celui qui fait passer avant tout la considération des élèves […]. L’enseignement supérieur ne reçoit aucun commandement; il se commande à lui-même; ou plutôt il n’est commandé que par le réel dont il cherche la connaissance vraie, il ne tend qu’à la recherche de la vérité dans la philosophie et dans les sciences […] à la limite, et rigoureusement, il n’a pas à se préoccuper des élèves […]. Ils viennent à lui comme au dieu d’Aristote, suivent son cours, l’entendent de leur mieux, travaillent, au besoin se préparent à l’écouter. Normalement, il n’a pas à se préoccuper de leur insuffisance. Mais c’est à eux d’y pourvoir. Parlant rigoureusement, on peut dire qu’ils sont faits pour le cours, et que le cours n’est pas fait pour eux, puisqu’il est fait pour l’objet du cours.
La démarche des quatre enseignant-e-s dont les auteur-e-s nous content l’histoire est à l’opposé de cette vision de l’enseignement supérieur (pp. 166-167):
Les interviewés partagent explicitement une vision et une conception précise de leur mission d’enseignants. Ils affirment de façon réitérée une même vision professionnelle qui consiste à se mettre aussi bien au service d’un public particulier d’étudiants que du public plus général, ensemble de tous ceux qui souhaitent s’instruire et se former. Ils décrivent aussi, en creux, le rôle et la place qu’occupe pour eux l’université dans le système social: un lieu ouvert de formation intellectuelle et culturelle qui doit trouver des solutions pratiques au difficile problème de l’enseignement de masse individualisé.
Les transformations que trois d’entre eux ont pu engager permettent de mieux comprendre la dynamique de cette conviction et de poser une hypothèse sur leur motivation d’origine, leurs orientations et leur persévérance. Il ressort clairement des entretiens qu’ils ne se sont lancés dans leur entreprise, ni poussés par un besoin personnel de rupture avec les normes, ni par une stratégie de conquête, ni même par une volonté d’imposer un nouveau modèle d’intervention. Ils se sont seulement efforcés de développer toutes les conséquences d’une conviction initiale: repenser l’enseignement des contenus dans une perspective de formation des étudiants, en exploitant chaque opportunité offerte par chaque nouveauté technologique. C’est ce propos décisif qui les a amenés à diverger des stratégies habituelles et qui a soutenu leur détermination à poursuivre l’expérience et à développer des démarches étrangères aux habitudes de l’enseignant-chercheur classique. Dans une université à l’esprit encore largement facultaire, ils ont ainsi ouvert – davantage en faisant qu’en disant – des voies transversales inédites de résolution de problèmes apparemment insolubles.
L’innovation principale vient du fait de situer l’apprentissage des étudiant-e-s au centre de la mission universitaire plutôt que la transmission de contenus d’enseignement. Ceci n’enlève rien à l’importance et l’intérêt des contenus mais il s’agit simplement de placer ces contenus dans une autre perspective. Comment aider le plus grand nombre à s’approprier les contenus enseignés? Quelles stratégies d’enseignement mettre en œuvre pour que les étudiant-e-s comprennent la matière? Quelles stratégies d’évaluation mettre en place pour qu’ils/elles reçoivent des informations tout au long de leur apprentissage à propos de leur maîtrise progressive des contenus? Quels usages de technologies pourraient soutenir ce processus d’apprentissage? Telles sont les questions « innovantes » qui sont posées ici. L’histoire de ces enseignant-e-s nous apprend qu’il y a de nombreux obstacles (en France, mais aussi ailleurs) pour répondre à ces questions et qu’être considéré-e comme un-e pionnier-ère à l’université n’est pas toujours facile à assumer. Leur histoire n’est pas non plus à considérer comme un modèle mais plutôt comme un exemple parmi d’autres qui devrait inciter à ce poser un certain nombre de questions à propos de l’enseignement à l’université et au rôle possible de l’usage des technologies à ce sujet.
Albero, B., Linard, M., & Robin, J.-Y. (2008). Petite fabrique de l’innovation à l’université. Quatre parcours de pionniers. Logiques sociales. Paris: L’Harmattan.
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